9

La hutte de roseaux, bâtie au bord d’un champ de blé, était abandonnée la nuit ; c’est pourquoi Iset la belle et Ramsès y abritaient leurs amours, sous la protection de Veilleur, prêt à écarter un éventuel importun.

La sensualité des jeunes gens s’accordait à merveille ; inventifs, passionnés, inépuisables, ils s’offraient des heures de jouissance, sans échanger un mot.

Cette nuit-là, alanguie et comblée, la tête posée sur la poitrine de son amant, Iset la belle chantonna.

— Pourquoi restes-tu avec moi ?

— Parce que tu es devenu scribe royal.

— Une personne de ta condition ne vise-t-elle pas un meilleur mariage ?

— Partager l’existence d’un fils de Séthi… Qu’espérer de plus fabuleux ?

— Épouser le futur pharaon.

La jeune femme fit la moue.

— J’y ai songé… Mais il ne me plaît pas : trop gras, trop lourd, trop rusé. Être touchée par lui me répugne ; alors, j’ai décidé de t’aimer.

— Décidé ?

— Chaque être humain possède une force d’amour ; les uns se laissent séduire, les autres séduisent. Moi, je ne deviendrai pas le jouet d’un homme, fût-il le roi ; je t’ai choisi, Ramsès, et tu me choisiras, car nous sommes de la même race.

Encore enfiévré par la nuit passionnée vécue dans les bras de sa maîtresse, Ramsès traversait le jardin de sa demeure de fonction lorsque Améni jaillit de son bureau donnant sur un parterre d’iris et lui coupa la route.

— Je dois te parler !

— J’ai sommeil… Peux-tu patienter ?

— Non, non ! C’est trop important.

— En ce cas, donne-moi à boire.

— Du lait, du pain frais, des dattes et du miel : le petit déjeuner princier est prêt. Auparavant, le scribe royal Ramsès doit savoir qu’il est convié, en compagnie de ses collègues, à une réception au palais.

— Tu veux dire… chez mon père ?

— Il n’existe qu’un seul Séthi.

— Au palais, comme invité ! Est-ce encore l’une de tes plaisanteries douteuses ?

— Te communiquer les nouvelles importantes fait partie de ma fonction.

— Au palais…

Ramsès rêvait de rencontrer de nouveau son père ; en tant que scribe royal, sans doute aurait-il droit à un court entretien. Que lui dire ? Se révolter, solliciter des explications, protester contre son attitude, savoir ce qu’il exigeait de lui, lui demander quel sort il lui réservait… Il avait le temps de réfléchir.

— Il y a une autre nouvelle, moins réjouissante.

— Explique-toi.

— Dans les pains d’encre noire qu’on m’a livrés hier, deux sont de très mauvaise qualité. J’ai la manie de les essayer avant de les utiliser, et je ne le regrette pas.

— Est-ce si dramatique ?

— L’erreur est grossière ! J’ai l’intention d’enquêter, en ton nom. Un scribe royal ne saurait accepter de telles pratiques.

— À ta guise ; puis-je dormir un peu ?

 

Sary présenta ses félicitations à son ancien élève ; désormais, Ramsès n’aurait plus besoin d’un précepteur qui reconnût ne pas l’avoir préparé au difficile concours de scribe royal. Ce succès de l’élève, cependant, avait été en partie attribué au maître ; aussi avait-il été nommé administrateur du Kap, nomination qui lui garantissait une carrière paisible.

— Tu m’as étonné, je l’avoue ; mais ne t’enivre pas de cet exploit. Il t’a permis de réparer une injustice et de sauver Améni ; n’est-ce pas suffisant ?

— Je comprends mal.

— J’ai rempli la mission que tu m’avais confiée : identifier tes amis et tes ennemis. Dans la première catégorie, je ne vois guère que ton secrétaire. Ton coup d’éclat a suscité des jalousies, mais peu importe : l’essentiel est de quitter Memphis et de t’établir dans le Sud.

— Serait-ce mon frère qui t’envoie ?

Sary parut contrarié.

— N’imagine pas de sombres machinations… Mais ne te rends pas au palais. Cette réception ne te concerne pas.

— Je suis scribe royal.

— Crois-moi : ta présence n’est ni souhaitée ni souhaitable.

— Et si je m’obstine ?

— Tu resteras scribe royal… mais sans affectation. Ne t’oppose pas à Chénar, tu ferais ton malheur.

 

Seize cents sacs de blé et autant de froment avaient été apportés au palais royal, afin de préparer quelques milliers de gâteaux et de petits pains de diverses formes, dont la dégustation s’accompagnerait de bière douce et de vin des oasis. Grâce à la diligence de l’échanson royal, les invités à la réception donnée en l’honneur des scribes royaux savoureraient les chefs-d’œuvre des pâtissiers et des boulangers, dès l’apparition de la première étoile dans le ciel nocturne.

Ramsès fut parmi les premiers à se présenter devant la grande porte ouverte dans l’enceinte, que surveillait nuit et jour la garde privée de Pharaon. Bien que les soldats eussent reconnu le fils cadet de Séthi, ils examinèrent son diplôme de scribe royal avant de le laisser entrer dans le vaste jardin planté de centaines d’arbres, dont de très vieux acacias qui se reflétaient dans l’eau d’un lac de plaisance. Çà et là étaient disposés des tables garnies de corbeilles de gâteaux, de pains et de fruits, et des guéridons couverts de bouquets montés. Des sommeliers versaient du vin et de la bière dans des coupes d’albâtre.

Le prince n’avait d’yeux que pour le bâtiment central où se trouvaient les salles d’audience, aux murs revêtus de céramiques vernissées dont les couleurs chatoyantes émerveillaient les visiteurs ; avant de devenir le pensionnaire du Kap, il avait joué dans les appartements royaux et s’était même aventuré sur les marches de la salle du trône, non sans avoir été réprimandé par sa nourrice, qui l’avait allaité jusqu’à trois ans passés. Il se souvenait du siège de Pharaon, posé sur un socle symbolisant la rectitude de Maât.

Ramsès avait espéré que le monarque recevrait les scribes à l’intérieur, mais il dut se rendre à l’évidence : Séthi se contenterait d’apparaître à la fenêtre du palais donnant sur une grande cour où ils seraient rassemblés, et prononcerait un bref discours destiné à leur préciser, une fois de plus, l’ampleur de leurs devoirs et de leurs responsabilités.

Comment, dans ces conditions, lui parler en tête à tête ? Parfois, le roi se mêlait quelques instants à ses sujets et félicitait en personne les plus brillants d’entre eux. Or, Ramsès, auteur d’un travail sans fautes, avait, seul, résolu l’énigme de la palette ressuscitée ; il se prépara donc à affronter son père, et à protester contre son silence. S’il devait quitter Memphis et se cantonner dans un rôle obscur de scribe provincial, il voulait en recevoir l’ordre de Pharaon et de personne d’autre.

Les scribes royaux, leurs familles et quantité de mondains, qui ne manquaient aucune réception de cette qualité, buvaient, mangeaient et papotaient. Ramsès goûta au vin charpenté des oasis, puis à la bière forte ; en vidant sa coupe, il aperçut un couple assis sur un banc de pierre à l’abri d’une tonnelle.

Un couple formé de son frère Chénar et d’Iset la belle.

Ramsès s’approcha à grands pas.

— Ne crois-tu pas, ma belle, qu’il serait nécessaire d’opérer un choix définitif ?

La jeune femme sursauta, Chénar garda son calme.

— Tu es bien impoli, frère aimé ; n’ai-je pas le droit de m’entretenir avec une dame de qualité ?

— L’est-elle vraiment ?

— Ne deviens pas grossier.

Les joues en feu, Iset la belle s’enfuit, laissant les deux frères face à face.

— Tu deviens insupportable, Ramsès ; ta place n’est plus ici.

— Ne suis-je pas scribe royal ?

— Une forfanterie de plus ! Tu n’auras aucun poste sans mon accord.

— Ton ami Sary m’a prévenu.

— Mon ami… Le tien, plutôt ! Il a tenté de t’éviter un nouveau faux pas.

— Ne t’approche plus de cette femme.

— Tu oses me menacer, moi !

— Si je ne suis rien, à tes yeux, qu’ai-je à perdre ?

Chénar rompit le combat ; sa voix devint onctueuse.

— Tu as raison ; il est bon qu’une femme soit fidèle. Laissons-la décider, veux-tu ?

— J’accepte.

— Amuse-toi, puisque tu es là.

— Quand le roi prendra-t-il la parole ?

— Ah… tu n’es pas au courant ! Pharaon réside dans le Nord ; il m’a chargé de féliciter les scribes royaux à sa place. Ton succès mérite la récompense prévue : une chasse dans le désert.

Chénar s’éloigna.

Dépité, Ramsès vida d’un trait une coupe de vin. Ainsi, il ne reverrait plus son père ; Chénar l’avait provoqué pour mieux l’humilier. Buvant plus que de raison, le prince refusa de se mêler aux petits groupes dont les conversations futiles l’irritaient. L’esprit embrumé, il heurta un scribe élégant.

— Ramsès ! Quelle joie de te revoir !

— Âcha… encore à Memphis ?

— Je pars après-demain pour le Nord ; ignores-tu la grande nouvelle ? La guerre de Troie connaît une évolution décisive. Les barbares grecs n’ont pas renoncé à s’emparer de la cité de Priam, et l’on murmure qu’Achille aurait tué Hector ; ma première mission, aux côtés d’envoyés chevronnés, sera de confirmer ou d’infirmer ces faits. Et toi… bientôt en charge d’une grande administration ?

— Je l’ignore.

— Ton récent succès suscite éloges et envies.

— Je m’y habituerai.

— N’as-tu pas le désir de partir pour l’étranger ? Ah, pardonne-moi ! J’oubliais ton prochain mariage. Je n’y assisterai pas, mais serai de tout cœur avec toi.

Un ambassadeur prit Âcha par le bras et l’entraîna à l’écart ; la mission du diplomate en herbe avait déjà commencé.

Ramsès sentit une ivresse malsaine le gagner ; il ressemblait à un aviron brisé, à une demeure dont les murs chancelaient. Rageur, il jeta la coupe au loin, se jurant qu’il ne sombrerait plus jamais dans cette déchéance.

Le fils de la lumière
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